Intranisation : Chapitre 8: Engrenages

Deux disques en bas à gauche et à droite. Trois traits partant du même point, en haut, et se dirigeant vers trois cercles, un à gauche, un à droite, et un au milieu.

Ça ne pouvait être que ça. C'était la seule chose qu'il connaissait. Il voulait y aller.

Et il trouva le motif, assez éloigné de là où ils venaient d'aller.

Il toucha les mailles concernées. Elle n'était pas très nombreuses. M avait peur de s'être trompé. Pouvait-il vraiment en avoir si peu ?

Il regarda A, qui était impressionné. Celui ci hocha la tête, consentant à ce que M fasse ce qu'il voulait faire.

M toucha à nouveau les mailles.

M avait activée la porte.

M savait qu'il devait y aller car on lui avait dit qu'il irait, et car il avait besoin d'y aller. À le réflexion, ça lui semblait presque insensé. Mais quelque chose, peut être l'envie de se rassurer, et de voir que tout n'était peut être pas que mort et chaos dans l'Intramonde, l'avait poussé à partir visiter cet endroit précis. Et puis, ils ne savaient pas où aller. Et n'avaient rien à perdre à y jeter un œil. Pourquoi avait-il tant besoin de se justifier ? Il l'avait fait, point. Ça n'avait pas de conséquences, de toute façon.

Dans son habituel et bruyant manège visuel et sonore, la porte atteignit enfin son point d'ouverture. La dalle recula. A aussi. À la place de la lumière blanche qui avait filtré entre les battants la première fois, une lueur orangée, ou cuivrée, paraissait maintenant.

M n'avait visité ce lieu que lors d'une discussion avec B. Ils y avaient ensuite fait plusieurs fois allusion.

Les deux battants pivotèrent. Avant qu'ils soient assez écartés l'un de l'autre pour y voir quelque chose, un son leur parvenait déjà. Un lourd, lent et fort son de mouvement mécanique comme celui d'une immense horloge.

Derrière la porte, au niveau du seuil de celle-ci, se trouvait un disque de trois fois la longueur de A, qui tournait lentement, imperceptiblement, entraîné par le lent mouvement des engrenages cuivrés–orangés dont la taille oscillait entre celle de la longueur d'un bras et celle d'un homme entier, et qui composaient les murs de l'impressionnante cathédrale d'engrenages, espacés l'un de l'autre par entre deux et trois fois la largeur de Giratina. La cathédrale en elle même était profonde de trois fois la distance qui séparait les murs.

Au delà du disque qui composait le palier, il y avait en bas le vide qui séparait A et M de quelques engrenages, plus solitaires, plus lents. D'encore en dessous filtrait une lueur orangé, qui apportait sans doute la seule part d'éclairage naturel à l'ensemble mécanique. Au dessus d'eux, les murs d'engrenages montaient à une distance égale à entre deux et trois fois celle de la largeur de l'ensemble, avant de se rejoindre harmonieusement en une voûte.

Des cliquetis, des sons d'engrenages entraînés les uns par les autres. La couleur dominante était orange cuivrée, malgré qu'au fond de la cathédrale se trouvait et brillait une lueur bleutée trop vive pour en fixer directement la source, et dont la clarté était masquée régulièrement par le lent va et vient de trois immenses balanciers qui effectuait leur lente course à mi longueur de la cathédrale, chacun séparés par deux fois la longueur d'un homme.

Le premier balancier et le second étaient en mouvement opposé ; quand l'un était à gauche, l'autre était à droite. Le troisième était une fois sur huit derrière le premier et une fois sur huit derrière le second.

En fixant les alentours de la lueur bleutée, il était possible de distinguer, à la même hauteur que le disque sur lequel était apparu la porte qui les avait amenés, — et qui servait de palier — un autre disque, entraîné par divers engrenages et surplombé en son centre par un cylindre cuivré et large comme M dont il n'était pas facile de distinguer les détails. À mi hauteur, le cylindre rencontrait la source de lumière, et au dessus de celle ci, il continuait de monter jusqu'à atteindre d'autres engrenages qui tournaient eux aussi, entraînés par — ou entraînant eux mêmes — le reste de la cathédrale.

Le son sourd de l'air déplacé par les balanciers et celui des engrenages en mouvement avaient beau être fort, il n'en avait pas moins pour autant quelque chose de reposant, et même d'artistique.

B avait décrit la cathédrale à M, mais celui ci était encore loin du compte lorsqu'il l'avait visualisée. La voir de l'intérieur rendait la chose vraiment magnifique, cohésion d'une minutie et d'une cohérence dans le mouvement que seul l'inconscient ou plusieurs années de travail pouvaient offrir. De temps à autres, un engrenage se séparait d'un de ses voisins pour rouler sur la denture d'un autre, pour partir entraîner des engrenages ailleurs et autrement, dans un claquement résonant dans la structure, changeant ainsi imperceptiblement la configuration des lieux. Si la chose aurait fait s'arracher les cheveux à n'importe quel ingénieur, la beauté artistique l'avait fait sans se poser de questions. La cohérence était respectée sans même qu'elle soit remise en cause.

A ne put s’empêcher une fois de plus d'être impressionné. Ils étaient venus sur le disque–palier et avaient passé la porte sans même s'en rendre compte. Derrière celle-ci, un vide plus noir que la nuit occupait le reste du monde de la cathédrale. Il n'y avait pas d'engrenages pour former de mur sur cette face de la cathédrale. Ils regardèrent à nouveau en direction du fond.

« C'est… » commença A.

« Oui, quelque chose dans le genre. » continua M.

Celui ci fit quelque pas en avant. Il se demandait déjà comment rejoindre l'autre côté, curieux de voir ce qu'était cette source de lumière bleutée.

A s'était aussi approché. Avant qu'une sensation handicapante ne lui rappelle son vertige, à la vue du vide sous le disque–palier, qui s'étendait jusqu'à l'autre côté de la cathédrale ; jusqu'au fond.

Il ne put s’empêcher de lâcher un juron. Être ennuyé par le vertige après avoir bâti un tunnel entre trois esprits, c'était un peu ridicule. Ce genre de farces de l'esprit, il s'en serait bien passé. Il recula, renfrogné, et regarda à travers la porte, toujours ouverte.

M avait compris rapidement pourquoi A s'était éloigné. Il attendit que celui ci revienne, ce qu'il fit.

« Bon… » débuta A.

M attendait que celui ci continue.

« Qu'est ce qu'on fait ? » posa t-il alors.

« Je suppose qu'on pourrait aller voir ce qui se trouve là bas… » répondit M en pointant du doigt la source de lumière, tout en regardant A.

« Impossible pour moi. Et tu comptes y aller comment ? »

M fit ce genre de sourire que pourrait faire un enfant en proposant de grimper dans un arbre.

« Tu ne comptes tout de même pas y aller en t'accrochant au engrenages ?! »

M sourit à pleine dents, s'amusant de l'apparente naïveté de sa proposition.

« Tu vois une autre méthode ? B m'avait vaguement dit qu'il trouvait ça marrant de voir ça comme un jeu de plate forme. »

« Et si tu tombes ? Et si tu es écrasé ?… »

Le sourire de M s’effaça pour laisser place a une mimique du genre de celle que pourrait faire une tête brûlée en disant quelque chose comme « Mais, ça n'arrivera pas ».

A soupira. Après tout, c'était tout aussi stupide que de foncer tête baissé dans l'Intramonde. Et puis, il était curieux aussi.

« Tu es au courant que je ne pourrais pas tu suivre, hein ? » s'inquiéta A.

« Je te ferais un résumé détaillé, promis » fit M.

Et il s'approcha de la gauche du disque. Il bondit sur l'engrenage le plus proche. A ne pouvait s’empêcher d'être impressionné, la conviction de M envers l'agilité de sa projection mentale avait semble-t-il suffi à lui permettre d'effectuer des mouvements que A n'aurait même pas tenté.

M s’agrippait aux engrenages, s'approchant peu a peu du milieu de la structure. Si la porte venait à se fermer, A n'aurait qu'à retourner à l'interface tridimensionnelle pour la rouvrir, en improvisant un peu.

M avait donc tout le temps qu'il voulait. A ne savait pas si ils étaient fous ou juste désespérés pour aller tenter quelque chose qui lui semblait aussi inadapté.

M arrivait tant bien que mal au niveau des balanciers. Il avait longé tout le coté gauche jusqu'à là. Il regardait plus loin, se laissant glisser sur l'engrenage sur lequel il prenait appui quand celui ci menaçait de le coincer dans son voisin.

A se demanda ce qu'attendait M. Puis, celui ci sauta sur le premier balancier. A cria, ne s'attendant pas à un tel mouvement.

Il resta sur le balancier pendant quelques allés–retours, puis sauta sur le second quand ceux-ci se croisaient à mi chemin de leur course. A cria de plus belle. Il ne se voyait vraiment jamais faire quelque chose d'aussi fou.

M était déjà loin, et semblait de plus en plus agile. Il sauta sur le troisième balancier quand celui ci rencontra le second, à droite. Puis, quand ce même troisième balancier revint à nouveau à droite, M sauta sur un engrenage du mur droit.

Il progressait de plus en plus rapidement jusqu'au fond.

A n'en revenait pas. Pas que la chose lui paraissait impossible à M, mais ses mouvements et ses prises de décision semblaient de plus en plus rapides et coordonnés.

Quelques instants plus tard, il fut au niveau du disque du fond. Et sauta.

Il avait sans doute mal calculé, car il dut se rattraper au disque du fond et se remonter à la seule force de ses bras. Ça ne lui prit pas beaucoup de temps. Il s'approcha enfin du cylindre au centre du disque du fond, mais A n'y distinguait déjà plus grand chose à cause de la lumière.

Soudain, il y eut un grand bruit strident et sourd à la fois. A se retourna. Ça venait de l'obscurité noire du reste du monde de la cathédrale, derrière lui et la porte.

A fit quelques pas pour aller à coté de la porte, vers le bord droit du disque, et regarda.

Le son se prolongea une seconde de plus, puis, six pointes rouges, en contact, singulières, vinrent transpercer la surface opaque du fond du monde, immatériel l'instant d'avant.

Six pointes rouges qui s'écartèrent, écartant un mur invisible pour laisser passer Giratina. Non.

Giratina, englué dans quelque chose de noir, dont seul les appendices, la tête, et quelques parties du corps dépassaient.

Quelque chose de noir, comme un nuage tout aussi singulier, que A avait vu dans la vidéo que leur avait montré Elusis.

Quelque chose de noir, et duquel émanait le bruit strident et sourd. Quelque chose de glauque et d'effrayant, d'allongé et de filandreux. Voir Giratina englué la dedans infligea un haut le cœur à A. Mais celui ci fut de courte durée. Car déjà, la chose noire et son prisonnier fonçaient directement vers le fond de la cathédrale, passant au dessus de la porte. A n'eut pas le temps de crier, observant le déplacement de la chose, impuissant. Le portail qui lui avait permis de venir se referma derrière elle.

Il vit M se retourner, et s'approcher du cylindre après avoir vu la chose arriver dans sa direction.

Il y eut un grand bruit, puis, après un court temps de pause, tout s'effondra. Les engrenages s’entraînaient les uns dans les autres, comme si soudainement la friction avait enfin repris ses droits. Grincements, collisions, effondrement. Le disque sous les pieds de A bougea d'un coup, et pencha en arrière presque en même temps. A fut plaqué dessus sans même avoir le temps de comprendre, et s'y accrocha de toutes ses forces dans un réflexe. Un autre engrenage vint heurter le disque par le haut, à une main de distance de A, et propulsa le disque et son passager vers le bas, vers l'arrière, vers le vide, et loin de la porte, tandis que A entendait un cri de Giratina.

Les engrenages se cognaient dans l'anarchie la plus totale.

Le bruit assourdissant et fou fit vite place au silence, tandis que le disque sur lequel A était s'éloignait, partant dans une course lente et inexorable vers l’horizon inexistant. La porte était loin, et la cathédrale était effondrée dans un amas d'engrenages qui lévitaient. Et sans doute même effondrée sur cette horrible chose noire, Giratina, et M.

« M. »

A cria le nom de son ami.

Pour seul réponse, il obtenu le son des quelques derniers engrenages qui n'avaient pas finis de se rentrer dedans.

« C'est absurde… »

A cria à nouveau. Bientôt, le disque grisâtre de la porte dans lequel était enchâssé la pierre bleutée se leva à mi hauteur de celle ci, et commença à pulser.

A, à genoux sur son disque qui s'éloignait, regardait le signal de fermeture de la porte, impuissant. Il pensa à M.

Tout était fini. Il n'y avait plus M, la porte allait se fermer, et il était perdu sur cet engrenage, sans doute au dessus d'un vide infini.

Il était seul, coincé. Il ne savait pas ce qu'était cette chose noire, ce qu'elle avait fait a Giratina, a M, et a la cathédrale pour qu'elle s'effondre. Il ne comprenait rien, il ne pouvait rien faire.

« On a perdu… »

La porte se referma dans un claquement sourd. Puis, elle disparue progressivement.